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Sciences de la vie et de la Terre

Où sont passées les grenouilles ?

01 / 02 / 2004 | Liliane Grandmougin | Sacha Touille

Des espèces de batraciens comme le crapaud doré (Bufo periglenes), la grenouille arlequin (Atelopus sp.), typiques des régions montagneuses du Costa Rica, ont disparu depuis les années 1980 ; même phénomène pour la petite grenouille australienne (Rheobacchus silus) qui incube ses œufs dans son estomac, ou pour trois espèces du Yosemite National Park ; en bref : une vingtaine d’espèces en 10 ans . Mais aussi des grenouilles léopard (Rana pipiens) avec des anomalies gonadiques, des grenouilles observées lors d’une sortie par des écoliers du Minnesota présentant des difformités comme des pattes supplémentaires ...et la plupart des populations en forte diminution un peu partout dans le monde. Qu’arrive-t-il aux amphibiens ?

Dans certains cas, les scientifiques ont pu mettre directement en cause des polluants. L’atrazine, par exemple, est un herbicide utilisé par les fermiers américains à raison de 27000 tonnes par an pour protéger les céréales. Interdit dans la plupart des pays européens, ce produit est toléré aux USA à raison de 3 parties par milliards dans l’eau potable. Or il suffit d’un tiers de cette dose pour commencer à provoquer un hermaphrodisme chez des têtards en laboratoire. Dans 8 sites étudiés de l’Utah et de l’Iowa, 92% des mâles grenouilles présentaient des anomalies de gonades.(1) D’autres produits toxiques sont également impliqués dans les déformations observées au Minnesota. Dans bien des cas, les disparitions ou régressions des habitats peuvent être accusées de faire disparaître les animaux. Mais que les amphibiens soient en déclin également dans des zones protégées comme des parcs nationaux est plus surprenant.

Pour comprendre, il faut rappeler les particularités physiologiques des amphibiens. Tout d’abord, contrairement à nous, et bien qu’ayant des poumons, ils respirent essentiellement par la peau. Celle-ci, très mince, doit être maintenue humide ; elle est extrêmement perméable donc très sensible aux facteurs de l’environnement.
Les scientifiques ont déjà mis en cause les ultraviolets : ils ralentissent le développement des embryons, exposant ceux-ci aux parasites. Dans des mares de moins de 20cm de profondeur, les chercheurs ont trouvé plus de la moitié des embryons infectés par un champignon (Saprolgenia ferax) et moins d’un quart d’entre eux ont pu éclore. On connaît le lien entre les ultra-violets et la couche d’ozone, mais quel rapport avec la profondeur des eaux ?

Tout point d’eau fait l’affaire pour pondre ; pour la plupart des espèces, c’est là que les têtards passeront leur vie avant de se métamorphoser. Mais il est de plus en plus difficile pour les amphibiens de trouver une mare « convenable » suffisamment profonde-donc protégée des UV, en cas de sécheresse… Ce phénomène est directement lié à un autre problème, de plus grande ampleur : le réchauffement climatique.

Comment ce phénomène peut-il expliquer le déclin de grenouilles, par exemple dans les zones tropicales ? Le réchauffement accélère l’évaporation et augmente la capacité de l’air à retenir l’eau. En fonction de l’humidité locale, certaines régions pourront se retrouver dépourvues de nuages et asséchées, tandis que d’autres verront la couverture nuageuse augmenter, en particulier dans les régions montagneuses où l’air est refroidi en altitude ; et si l’air est globalement plus chaud, la formation nuageuse se fera plus haut. C’est ce qu’on a constaté dans la région de Monteverde, au Costa Rica où se produit depuis quelques années une « sécheresse » inhabituelle (c’est une zone tropicale humide), attribuée à des formations nuageuses à plus haute altitude qu’en temps normal.(2)

Quelle conséquence pour les amphibiens ? Ceux-ci doivent lutter constamment contre un champignon parasite mortel (Batrachochytrium dendrobatidis) Il s’incruste dans la peau des grenouilles et s’y développe si le milieu est frais et humide. Or on a vu l’importance de la peau chez les amphibiens. En culture, ce champignon pousse entre 6 et 28°C, mais meurt au-delà de cette température. Dans la forêt tropicale, l’humidité est indispensable aux grenouilles, mais on y trouve aussi des micro-habitats, baignés de soleil, à plus de 30°C. En se déplaçant de l’un à l’autre, les petites grenouilles peuvent lézarder quelque temps à la chaleur pour se débarrasser de leurs parasites, puis revenir s’hydrater dans un recoin humide. Si le couvert nuageux augmente, ces oasis de soleil régressent ou disparaissent. Combiné à une réduction de l’hygrométrie, ce phénomène condamne les amphibiens à rester tapis plus souvent dans des niches fraîches et humides. La conséquence est mesurable : plus de 70 espèces de la petite grenouille arboricole du genre Atelopus, endémique d’Amérique centrale et de quelques régions d’Amérique du Sud ont disparu ; certaines n’étaient pas encore identifiées.

Les scientifiques sont très pessimistes sur l’avenir des amphibiens : une estimation effectuée dans le cadre du programme pour les Nations Unies montre que la température du globe va continuer d’augmenter jusqu’en 2030, quelles que soient les mesures prises par les gouvernements pour limiter l’émission de gaz à effet de serre. Ce n’est que par la suite que ces mesures vont montrer leurs effets (c’est-à-dire, selon les cas, voir la température mondiale continuer d’augmenter, se stabiliser ou diminuer). (3)

Les amphibiens, par leur niveau de sensibilité aux facteurs environnementaux, constituent d’excellents indicateurs de l’état de santé de la planète. Il n’est pas brillant…Ces sympathiques petites bêtes risquent bien de passer à la postérité comme victimes de la « crise de l’Anthropocène ». (4)

L.G.

(1) Nature- 419-895-896, 2002.

(2) Nature- 427 – 8 Janvier 2004.

(3)Voir sur le site la fiche : GEO3, l’avenir de l’environnement mondial,
sites :http://www.unep.org/geo/pressf.htm et http://www.unep.org/GEO/geo3

(4)Un espoir : de superbes photos d’Atelopus varius, que l’on vient de retrouver au Costa Rica !
http://www.atlantabotanicalgarden.org/home/conservation/harlequin_photos.htm

Voir aussi : sur le déclin des amphibiens :

 http://www.usgs.gov/amphibians.html

http://www.frogweb.gov/declines.asp

http://elib.cs.berkeley.edu/aw/

Forêt de Monteverde (Costa Rica) © L.G
Forêt de Monteverde (Costa Rica) © L.G