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Sciences de la vie et de la Terre

Pour une approche du changement global de la biosphère

01 / 01 / 2013 | Liliane Grandmougin

Les écosystèmes locaux sont connus pour basculer rapidement et de manière irréversible dans un autre état, lorsqu’ils sont amenés à un seuil critique. Ce bilan porte sur une approche globale de la biosphère qui pourrait bien se comporter de la même manière, comme cela s’est déjà produit par le passé. Une espèce - Homo sapiens- domine actuellement la planète, qu’elle change à tel point que celle-ci pourrait ne plus fournir suffisamment de ressources, pas plus qu’aux autres espèces.

La plupart des études locales ou globales prennent en compte les données récentes pour projeter dans le futur les conséquences des différentes pressions environnementales, ou modélisent la distribution des espèces pour prévoir leur évolution en cas de changement climatique. Ces approches sont cependant insuffisantes pour appréhender les modifications de relations complexes au sein des écosystèmes et les changements imprévisibles. Pour minimiser les impacts que de telles bascules biologiques pourraient avoir sur l’humanité, il est essentiel de pouvoir anticiper ces transitions par une étude à l’échelle planétaire suffisamment tôt, mais aussi d’en trouver les causes principales, afin de mieux gérer la biodiversité et les services qu’elle nous apporte.

# Les bases de la théorie du changement d’état :

Les systèmes biologiques ne sont jamais dans un état statique ou à l’équilibre. Ils sont plutôt caractérisés par une gamme de subtiles variations autour d’un état de référence, sur une période de temps donnée. La bascule d’un état à l’autre se fait selon deux possibilités : l’effet seuil ou l’effet massue.

L’effet seuil est difficile à anticiper car il se produit de manière graduelle ; les petits effets s’accumulent sans qu’on connaisse le moment de bascule à l’avance. L’effet massue, au contraire, est sans surprise, par exemple on sait ce qui se passe quand on rase une forêt. Dans les deux cas, la bascule se fait brutalement dans des conditions qui sortent des petites fluctuations de l’état précédent et est irréversible. Des théories récentes suggèrent que des modélisations mathématiques sont possibles pour anticiper ces phénomènes, par exemple une décélération dans la récupération des écosystèmes après une perturbation, une augmentation des variations d’état dans les oscillations habituelles, une asymétrie dans les fluctuations et leur accélération. De tels modèles sont déjà utilisés, pour prévoir la propagation des pandémies ou les changements de populations dans les écosystèmes lacustres. Il est important de connaître et comparer les écosystèmes à toutes les échelles. Pour cela, il faut savoir si les variations globales sont le résultat d’accumulations de bascules locales, ou si au contraire c’est un bouleversement global qui force les changements à l’échelle locale. L’étude des catastrophes passées est pour cela un outil précieux.

# L’empreinte des bascules à l’échelle globale :

Si des crises biologiques ont jalonné l’histoire de la planète, elles peuvent se reproduire ! La plus récente et une des plus rapides a été la transition entre la période glaciaire - qui a duré environ 100000 ans- et l’actuelle période interglaciaire qui a débuté il y a environ 12000 ans. La bascule s’est produite en à peu près 3300 ans avec de brutales oscillations climatiques sur des dizaines d’années.

Les changements biologiques se sont étalés sur une période d’environ 1600 ans, où des mégafaunes, jusque là dominées par plusieurs espèces se sont vues éliminées par l’Homme et ses animaux domestiques. L’état actuel est demeuré stable depuis 11000 ans.

Sur de plus grandes échelles de temps, on connaît les cinq grandes extinctions de masse ou crises, qui se sont produites en l’espace de dizaines de milliers à deux millions d’années, après que les écosystèmes soient restés stables pendant des dizaines de millions d’années.

Parfois, la bascule peut aussi enrichir la biodiversité, comme lors de "l’explosion du Cambrien", il y a 540 millions d’années, qui a vu apparaître la plupart des grands groupes actuels avec même, pour certains groupes, d’autres plans d’organisation ; c’est aussi le début des écosystèmes complexes avec les premiers grands prédateurs. Mais ce cas particulier est à relativiser puisqu’il a fait suite à une longue période de 2 milliards d’années, où la vie était surtout dominée par des unicellulaires. Ce n’est donc pas le modèle le plus pertinent si l’on veut appréhender l’évolution des écosystème actuels sous l’influence humaine !
Dans tous les cas, les marqueurs des crises sont les mêmes :

 Le temps de transition est inférieur à 5% du temps de stabilité qui précède.
 Les marqueurs biologiques sont des diminutions et extinctions d’espèces dominantes, suivies d’apparition ou développement d’espèces rares jusque là, à l’échelle globale et régionale. Un peu comme un effet de soupape, les pressions diminuent et de nouveaux réseaux trophiques s’installent.
 Des régions géographiques sont totalement remodelées et l’évolution prend une autre direction.

Dans tous les cas, ces bouleversements font suite à des mécanismes planétaires modifiant l’atmosphère, les océans et les climats. Ces crises sont donc en faveur de modifications globales qui génèrent des modifications locales. Il est important de savoir dans quel état actuel se trouve notre planète : est-elle en période de pré-crise, ou celle-ci à-t-elle déjà commencé ?

# Les contraintes sur l’état actuel :

La forte croissance démographique mondiale exerce une pression forte sur l’environnement. Elle consomme les ressources, transforme, fragmente ou détruit les habitats, produit de l’énergie et des déchets d’une ampleur telle qu’ils modifient les climats. Le taux et nombre de facteurs excédent ceux de la transition la plus récente qui peut servir de référence, avec une différence notable : les modifications climatiques ne sont pas dues à une modifications d’orbite ou des variations d’ensoleillement, mais à l’activité d’une espèce.

La population humaine gagne environ 77 millions de personnes par an, à comparer au chiffre de +6700 personnes/an il y a 400 ans. Et les prévisions estiment que la population passera des 7 milliards actuels à 9 milliards en 2045, puis 9,5 milliards en 2050. En 2100, les prévisions vont de 6,2 milliards - s’il y a diminution- à 27milliards si la croissance reste la même, dans les cas les plus pessimistes.

Un des résultats de l’activité humaine est que les contraintes locales se sont accumulées pour atteindre une échelle globale. Parmi elles, la conversion de 43% des terres émergées en domaines agricoles ou urbains, avec une grande partie des terres naturelles restantes sillonnées et fragmentées par des routes. C’est un chiffre plus important que les 30% de la surface des terres couvertes par des glaciers qui se sont mis à fondre lors de la dernière transition.

Les activités humaines ont également modifié les transferts d’énergie au sein des différents réservoirs : une grande partie est détournée au profit d’une seule espèce : la nôtre. Les humains réquisitionnent 20 à 40% de la productivité primaire nette tout en la dégradant dans les écosystèmes naturels, sans compenser les prélèvements par la production agricole locale, puisqu’elle va aussi dans la consommation humaine. Ensuite, la combustion d’énergie fossile, jusque là stockée à l’abri des cycles biologiques, à accru la quantité d’énergie globale disponible dans les écosystèmes. Cet excès profite surtout aux activités humaines dans les élevages, largement au-delà de l’époque pré-industrielle. Une décroissance des extractions risque hélas d’aggraver l’état des écosystèmes, si les alternatives actuelles ne sont pas d’avantage améliorées et développées pour compenser les pertes ; dans ce cas, cela risque d’avoir des répercussions sanitaires et économiques, tout en augmentant la pression sur la biodiversité, par d’avantage de prélèvements.

Les effets de cet excédent énergétique est entre autres une augmentation du taux de CO2 de 35% depuis l’ère pré-industrielle, entraînant un réchauffement global et des ruptures climatiques à un taux supérieur à celui de la dernière bascule. Les océans sont rapidement devenus acides, en diminuant leur pH de 0,05 ces deux dernières décennies. Les cycles minéraux des océans ont également été perturbés par les déchets agricoles et urbains.

Les conséquences déjà observables incluent de vastes "zones mortes" le long des côtes, tandis que plus de 40% de terres émergées ont remplacé les zones à forte biodiversité par des terres contenant une poignée d’espèces domestiques. Les changements climatiques modifient les biocœnoses. Cela ne se fait pas toujours dans le sens de la réduction : de nouvelles communautés s’étendent avec les espèces invasives importées ou échappées d’élevages et cultures. On n’en connaît pas les effets à long terme. De nombreuses espèces ont réduit notablement leur extension géographique pour atteindre le seuil critique de l’extinction. La disparition des grands prédateurs a réduit les niveaux trophiques à des systèmes plus simples et plus instables. Les modélisations des changements climatiques montrent que pour 30% de la planète, la vitesse à laquelle les espèces devront migrer est supérieure à leur taux de dispersion et celle-ci sera perturbée par les fragmentations d’habitats. Certains climats de 48 à 10% de la planète sont condamnés à disparaître d’ici un siècle, tandis que 12 à 39% de la Terre seront couvert par des climats que les espèces actuelles n’ont jamais connus, la température globale d’ici 2070 va excéder ce que l’Homme a rencontré au cours de son évolution.

# Prévoir l’imprévisible :

Les pressions à la fois locales et globales sont de magnitude très supérieure à celles de la dernière transition et ne montrent aucun signe de déclin. Par conséquent, la probabilité d’un changement d’état de la Planète semble élevée ; la question est de savoir de savoir si c’est inévitable et si oui, quand...Cette perspective d’une bascule à grande échelle complique la gestion des écosystèmes locaux à long terme, car leur réaction est imprévisible. En prenant en compte le dernier exemple connu, on peut s’attendre à de nombreuses extinctions, des modifications importantes dans les répartitions des espèces, et l’émergence de nouvelles communautés. On assiste déjà à des flux génétiques qui pourraient modifier les voies prises par l’évolution, mais l’échelle de temps est trop faible pour compenser les taux de disparitions.

Toutes les régions, y-compris celles non occupées par les populations humaines, devraient être touchées. Sachant qu’il faut à l’évolution attendre des centaines de milliers à plusieurs millions d’années pour se remettre d’une forte extinction, les gains ne compensent actuellement pas les pertes. Les produits de l’agriculture ne peuvent apporter les mêmes services que les écosystèmes naturels, par exemple la sûrpêche diminue de façon inquiétante non seulement les espèces d’intérêt commercial, mais aussi celles capturées accidentellement ; les insectes parasites ont détruit des millions de kilomètres carrés de conifères ; il y a perte des réservoirs de carbone après déforestation, sans parler des terres agricoles rendues stériles après une mauvaise utilisation ou par désertification. Bien que les résultats exacts de la perte de la biodiversité n’aient pas encore complètement été évalués, il semble inéluctable, si l’on continue à ce rythme, qu’il puisse y avoir des conséquences sur la population humaine, avec crises sociales, instabilités économiques et pertes de vies.

# Vers une amélioration de la surveillance et des prévisions biologiques :

Deux points sont nécessaires :

**Repérer les changements à l’échelle globale

Lorsque 50 à 90% des zones d’une région sont perturbées et lorsque la probabilité de connexion entre deux éléments d’un réseau chute sous la barre des 59%, alors l’état du système devient critique. Plus généralement, on sait que les zones victimes de l’effet massue, par l’urbanisation, les routes et infrastructures, débordent largement sur les zones adjacentes. Traduire ce principe à l’échelle planétaire est possible par exemple lorsqu’on constate qu’une grande partie d’un écosystème de la planète est atteint, on peut s’attendre à ce la partie restante bascule aussi, entre autres par les échanges au cours des cycles géochimiques. Les données sont encore insuffisantes pour connaître l’étendue des écosystèmes en cours de basculement ; on risque de ne pouvoir y répondre qu’a posteriori. Les simulations et données disponibles laissent penser qu’environ 50% des écosystèmes locaux sont concernés par un changement d’état à venir pouvant provoquer une modification globale.

Il est donc indispensable de traquer tout endroit de la planète susceptible d’atteindre ce point de non retour sous l’influence humaine. On sait déjà que 43% des terres émergées ont été entièrement modifiées à raison de 0,92ha par habitant. À un tel taux, on peut estimer atteindre les 50% d’ici 2025 et les 70% en 2060 si la population humaine arrive aux 11,5 milliards d’individus prévus. Les chiffres sont beaucoup plus difficiles à évaluer pour ce qui est de l’empreinte humaine sur les océans, pourtant c’est vital, puisque ceux-ci couvrent l’essentiel de la surface de la Terre.

**Repérer les changements locaux causés par les pressions globales

Ces observations sont indispensables, en particulier là où l’influence humaine est faible, afin de détecter rapidement tout changement forcément dû à un effet global. Le problème majeur est de repérer ce qu’on peut appeler "modification anormale", parce que les systèmes biologiques sont dynamiques ; il faut définir un état repère dans un temps donné, et ce dernier, hélas, se mesure souvent en siècles ou millénaires. Ces données sont en cours avec intégration des associations d’espèces fossiles. On pourra les comparer avec les indications de perturbations des écosystèmes, combinant les informations phylo- chronologiques et phylo-géographiques depuis les périodes pré-humaines jusqu’à présent. Toutes les méthodes apportent des données précieuses qui peuvent servir les modèles de prévisions : les collections des muséums, dans ce cas, peuvent s’avérer très utiles !

# Synergie et retours :

Les seuils de bascule sont souvent atteints par des effets conjugués, même n’ayant - en apparence- aucun lien, ou se renforcent en boucle. Comme on sait que plusieurs facteurs font actuellement pression sur les écosystèmes, il est capital de savoir comment ils risquent de s’amplifier mutuellement. Par exemple, un rapide changement de climats combiné à une forte fragmentation dans la répartition des espèces a de fortes chances de faire s’effondrer un écosystème terrestre qui, en retour, peut influencer les océans.

Les effets en boucle sont plus délicats à repérer car ils agissent à différents niveaux d’organisation des systèmes biologiques ( génotype, phénotype, populations, distribution des espèces, leurs interactions etc...). Par un effet d’entonnoir, toute pression sur un niveau peut se répercuter sur les autres. Par exemple, la surpêche de la morue peut sélectionner des individus à maturation plus précoce et la population va s’effondrer par baisse de la diversité génétique ; des décalages entre la période de pollinisation et floraison, résultant de facteurs génétiques, de la température, de la photopériode et/ou des précipitations, peuvent s’établir, sans parler des effets désastreux de l’élimination des grands prédateurs dans un réseau trophique. Ces effets en escalier sont souvent constatés "après coup" mais peuvent tout de même servir de base pour d’autres exemples.

Comme tout petit système est rarement isolé, il interagit avec les autres et toute perturbation se propage par ricochet, jusqu’à faire basculer l’ensemble de l’écosystème. Ces chevauchements sont difficiles à intégrer dans une modélisation mathématique, surtout quand les systèmes sont mal connus et hétérogènes. Tout changement notable par rapport à un état stationnaire sur une longue période peut servir d’alarme, mais il y a souvent un décalage temporel, qui fait que la bascule peut se produire après que les pressions responsables aient disparu, d’où l’importance d’agir vite.

# Guider le futur du vivant :

Les humains ont de toutes façons déjà changé la biosphère de manière notable, à tel point que certains ont même décidé de modifier l’échelle des temps géologiques pour décréter que nous avons abordé une nouvelle époque, l’Anthropocène. Les données rassemblées depuis la dernières glaciation suggèrent que les pressions énormes que nous exerçons sur la Planète vont provoquer une nouvelle crise biologique, si elle n’est pas déjà en cours.

Les conséquences en sont que les ressources naturelles que nous tenons actuellement pour acquises pourraient basculer rapidement dans un état imprévisible en quelques générations d’humains. C’est pourquoi il est capital d’étudier les dynamiques des écosystèmes à la fois à l’échelle locale et planétaire, afin d’anticiper au plus vite les modifications qui risquent d’être irréversibles.

Ces études ne reposent pas uniquement sur une approche scientifique : il faut également une volonté politique de coopérer et prendre rapidement les mesures, à grande échelle. Parmi les pressions modifiables, il y a la trop forte démographie, l’utilisation individuelle des ressources à mieux répartir, remplacer progressivement les énergies fossiles par d’autres moins polluantes tout en améliorant leur rendement si elles représentent localement la seule option ; il faut également accroître l’efficacité des moyens actuels de production alimentaire, avec une meilleure répartition, au lieu de systématiquement étendre les terres agricoles au détriments d’espaces sauvages ; il est aussi indispensable d’arrêter de toujours prélever de manière anarchique dans les écosystèmes naturels plutôt qu’assurer une gestion durable des réservoirs terrestres et aquatiques.

C’est un effort considérable, mais inévitable, si l’on veut que la science et la société gèrent la planète dans des conditions voulues et non subies, ce qui risque bien de se produire.

L.G. D’après Nature - vol.486- 7 juin 2012.

Résumé : les pressions susceptibles de déclencher une bascule des écosystèmes : causes et quelques exemples.

 Les humains transforment et fragmentent les territoires
 Les terres adjacentes, comportant des étendues naturelles subissent indirectement les conséquences du moindre changement frontalier.
 Les activités humaines qui changent localement l’état des écosystèmes s’accumulent pour finalement transformer une partie notable de la Planète.
 Les conséquences des changements locaux se font ressentir à l’échelle mondiale.
La combustion d’énergies fossiles modifie la composition de l’atmosphère et les cycles géochimiques des océans.
 Les pressions s’accumulent à l’échelle mondiale et provoquent des modifications même dans des zones éloignées de toute activité humaine.
 Les effets sont parfois indirects, comme lorsque les vastes étendues de conifères sont ravagées par un coléoptère ces dernières décennies.
 On prévoit que les réservoirs de biodiversité comme les forêts tropicales vont perdre de nombreuses espèces à cause du réchauffement global, responsable de modifications locales des températures et précipitations, exagérant d’autres fléaux responsables d’extinctions. Par exemple, les amphibiens sont atteints par une moisissure dont la propagation est facilitée par l’activité humaine.
 Les effets se font ressentir sur les humains : les glaciers du Mont Kilimandjaro, qui sont restés imposants pendant 11000 ans, sont en train de fondre rapidement, ce qui menace les approvisionnements en eau de beaucoup de populations locales.