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Sciences de la vie et de la Terre

Déchiffrer le livre des morts

08 / 10 / 2007 | Liliane Grandmougin

La crise biologique qui s’est produite à la fin du Permien, il y a 251 millions d’années, est l’une des plus mystérieuses et des plus fascinantes énigmes parmi les extinctions de masse. Une hécatombe : 96% des espèces ont disparu. Comète, astéroïde, trou dans la couche d’ozone, éruption volcanique...quels ont été les coupables et leurs impacts réels sur la biosphère ?

Les suspects :

Peu de preuves sont en faveur d’un impact. Par contre, le principal suspect est bel et bien le volcanisme. Une série d’éruptions en Sibérie a donné naissance à 3 millions de km3 de basaltes : les Trapps, libérant dans l’atmosphère de gigantesques nuages de gaz et cendres. Pour en connaître les conséquences, les scientifiques étudient à présent non pas les volcans eux-mêmes ou leurs victimes, mais plutôt les particularités physiologiques des survivants.

Jusqu’à une période récente, on évoquait comme effet majeur un réchauffement climatique. Le CO2 d’origine volcanique aurait suffisamment augmenté la température pour déstabiliser de vastes réserves d’hydrates de méthane prisonniers du plancher océanique, augmentant d’autant plus le phénomène. Mais même s’il est indéniable que la température globale ait augmenté d’au moins 6°C à la fin du Permien, cette hypothèse pose problème. Parmi les espèces disparues figurent de nombreuses plantes. On peut évoquer plusieurs arguments plausibles pour expliquer comment la température élevée peut tuer des animaux : par exemple augmenter leur métabolisme donc leurs besoins énergétiques qu’ils n’auraient pu satisfaire faute de ressources. Mais il n’y a aucune raison évidente pour que cela ait affecté les végétaux. Sans conter que la physiologie des survivants réfute cette idée : les animaux qui avaient un métabolisme élevé s’en sont mieux sortis que ceux qui avaient un faible métabolisme.

Un autre mécanisme meurtrier est un trou dans la couche d’ozone. Des spores et pollens mutants retrouvés dans les sédiments datant de l’extinction sont plus nombreux. Or une expédition de la NASA ayant survolé le panache de l’éruption de l’Hekla, en Islande, en 2000, a pu mesurer un taux substantiel d’acide chlorhydrique injecté directement dans la stratosphère. Des simulations en laboratoire ont montré que les Trapps de Sibérie auraient pu supprimer 70% du bouclier d’ozone de l’hémisphère Nord causant de sérieux dégâts sur l’environnement.

Mais cela ne suffit pas à expliquer une extinction de masse. Les animaux ont de nombreux refuges en milieu terrestre, et les espèces océaniques auraient dû être peu affectées. Or même des espèces de milieu profond se sont éteintes. Seules celles qui avaient un système de respiration efficace comme c’est le cas chez les animaux à fort métabolisme ont résisté : telles dans les mers, les créatures avec branchies et une circulation interne active comme les mollusques, bivalves, crabes et poissons, au contraire des espèces de filtreurs, fixées. Sur terre, le même phénomène a affecté les espèces peu aptes à pomper l’air dans leur système respiratoire comme les libellules géantes icônes de l’ante-Permien. Cela a attiré l’attention des chercheurs non pas sur une modification de la luminosité mais plutôt sur une atmosphère corrompue.

Un défaut de dioxygène :

Un des facteurs possible est une pénurie mondiale de dioxygène. On a tendance à penser que le niveau actuel de 21% est resté constant tout au long des temps géologiques, mais dans les années 1980, des chercheurs ont démontré que son taux avait atteint les 30% ou plus au Carbonifère, il y a 300 millions d’années, juste avant le Permien, pour chuter à 13% durant celui-ci et une partie du Trias qui a suivi.
Robert Berner, de l’université de Yale, accuse une série d’éruptions ayant précédé les Trapps de Sibérie. Le réchauffement qui a suivi aurait créé des conditions arides, asséchant les marais riches en charbon de l’époque, ce qui aurait supprimé leur capacité à fixer le carbone sous forme fossile, le laissant dans l’atmosphère. La respiration rejetant d’avantage de CO2 aurait ainsi contribué à diminuer proportionnellement le taux de dioxygène et ce pendant des millions d’années.

Cette chute du taux de 02 aurait restreint l’aire géographique de nombreux animaux terrestres. Plusieurs espèces ont en effet un « plafond d’altitude » au-delà duquel ils ne peuvent survivre (pour l’être humain, il est de 5,1 Kms). Comme le niveau d’O2 s’est effondré à la fin du Permien, ce plafond a dû obligatoirement s’abaisser, forçant les créatures à descendre avec lui. Selon le paléontologue Peter Ward de l’université de Seattle, pour des animaux adaptés à un fort taux d’O2, de simple collines de quelques centaines de mètres seraient devenues des barrières infranchissables.

Dans les océans, le phénomène a dû être plus dramatique, aggravé par le réchauffement climatique. En effet le dioxygène est d’autant moins soluble que l’eau est chaude. C’est d’ailleurs ce que l’on constate actuellement sur les populations de zoarcidés en baisse en Mer du Nord.

Un des arguments en faveur de cette hypothèse est apporté par les « espèces Lazare », des groupes qui disparaissent lors d’extinctions massives pour réapparaître des millions d’années plus tard. C’est le cas d’environ 70% des gastéropodes qui sont « réapparus » au milieu du Trias. On pense qu’en fait leur population est devenue si petite qu’elle a échappé aux archives géologiques. Cependant, la seule chute du taux d’O2 ne peut à elle seule expliquer une extinction de masse. D’un point de vue physiologique, les espèces aptes à survivre à un faible taux d’O2 auraient dû être celles à faible métabolisme dont les filtreurs qui pourtant ont subi une hécatombe. Sans parler de la durée : la diminution d’O2 a été progressive, au rythme de la matière organique dégradée au cours de millions d’années. Or les données paléontologiques montrent des extinctions brutales, les espèces disparaissant pour la plupart en l’espace de dizaines de milliers d’années. Comme le souligne un chercheur, si une modification d’environnement prend des millions d’années, on peut s’attendre à voir apparaître des espèces adaptées, mais pas si cela se produit en 10 000 ans.

Le carbone tueur :

Le taux d’O2 bas a dû amener la biosphère au bord du gouffre, mais un autre coupable a dû la pousser dedans ! Un des indices est le renversement inhabituel et mondial des proportions des différents isotopes du carbone dans les roches de la fin du Permien, au moment de l’extinction. Il suggère un dérèglement du cycle du carbone : une hausse anormale du rapport 12C / 13C (le 12C est utilisé par les êtres vivants) ne peut s’expliquer par des changements de biomasse, mais plutôt par un rejet massif de méthane.
Il y a 5 pics distincts dans les archives géologiques entre la dernière partie du Permien et le début du Trias. Selon Jonathan Payne et ses collègues de l’université de Harvard, les réserves d’hydrates de méthane des fonds océaniques, bien qu’ayant contribué, ne suffisent pas à expliquer le phénomène. Elles n’auraient pu en effet se renouveler en des laps de temps si courts. Greg Retallack de l’université de l’Oregon propose que les Traps de Sibérie et les éruptions précédentes se soient écoulées à travers des roches calcaires et des réserves de charbon. La lave brûlante traversant le charbon aurait rompu des chaînes hydrocarbonées pour libérer du méthane riche en 12C, expliquant les pics d’isotopes enregistrés dans les roches fossiles.

Alors que l’oxygène venait à manquer, on imagine l’impact de libération massive de méthane, s’oxydant en dioxyde et monoxyde de carbone, sur les organismes. Idem pour les plantes, en particulier celles des marais, dont les racines déjà en anoxie se sont mises à pourrir.

Le fort taux de CO2 expliquerait les particularités physiologiques des survivants, y compris de subtiles modifications à l’échelle moléculaire. Les pigments respiratoires que l’on trouve chez les céphalopodes varient d’un groupe à l’autre. Ces pigments comme l’hémoglobine prélèvent l’O2 dans les poumons ou branchies pour le libérer dans les tissus diminuant en échange le CO2. Quand le taux de CO2 est trop élevé, certains de ces pigments cessent de fonctionner correctement. Or le nautile a un pigment qui résiste bien à des taux élevés de CO2, ce qui n’est pas le cas des calmars et pieuvres, les plus proches parents des ammonoïdes, disparus lors de la crise. De plus, les ammonoïdes fabriquaient une coquille calcaire. Or un des effets de l’élévation du taux de CO2 est qu’en se dissolvant dans l’eau de mer, il rend celle-ci plus acide, ce qui empêche une formation de coquille correcte et perturbe les fonctions biologiques. D’autres animaux à coquille ont aussi été fortement atteints. Une forte asphyxie semble donc l’explication principale. Mais le faible taux d’oxygène combiné au réchauffement global ont provoqué d’autres perturbations mortelles.

Les survivants du soufre :

Le sulfure d’hydrogène est produit en grande quantité par des bactéries à partir de sulfate, en milieu anoxique. Aujourd’hui, on trouve ces conditions dans des bassins fermés comme la Mer Noire. Mais on a des preuves d’un vaste phénomène similaire à la fin du Permien. Lee Kump, un géochimiste de l’Université de Pennsylvanie propose que les eaux profondes chargées en sulfure aient pu remonter en surface, tuant tout sur leur passage et formant ce que l’on a appelé « l’océan du Dr Folamour ». Arrivées en surface, elles auraient alors libéré un gaz mortel dans l’atmosphère. On a retrouvé l’an dernier dans des sédiments de la fin du Permien des traces d’activité de bactéries qui font la photosynthèse en utilisant des sulfures en absence de dioxygène, ce qui suggère qu’elles étaient proches de la surface. Les gaz mortels n’ont pu cependant affecter toute la biosphère, mais ont causé de sévères dommages localement.

Ainsi, avec des taux de dioxygène dramatiquement faibles, les écosystèmes se sont retrouvés fragilisés et fragmentés. Les océans profonds sont devenus inhospitaliers. Les plantes terrestres ont commencé à mourir dans leurs marais desséchés, sous une température de plus en plus forte, privant les animaux de nourriture. Puis est arrivé le coup de grâce : la plus violente éruption volcanique de toute l’histoire de la planète, libérant de monstrueuses quantités de méthane et dioxyde de carbone, faisant monter la température globale de 6°C et amenant « l’océan Folamour » en surface.

Précipitez-vous sur les collines et vous manquez d’oxygène. Restez sur les plages et vous respirez du sulfure d’hydrogène. Des taux élevés de CO2 ravagent vos pigments respiratoires et vous étouffent de l’intérieur. Même si la mort ne vous supprime pas, vous n’avez plus assez d’énergie pour vous reproduire. Les populations s’effondrent ainsi que la taille des organismes. L’extinction lente guette les rares survivants en quelques générations. Un clin d’œil à l’échelle géologique...

La catastrophe qui en a découlé a forgé le reste de l’histoire de notre planète. La vie dans les océans est passée de 50% de filtreurs simples comme les lys de mer/ 50% d’autres plus complexes à une proportion trois fois supérieure pour ces derniers. La situation a été similaire sur les continents. Les reptiles les plus résistants comme les cynodontes (dont descendent les mammifères), le rampant Lystrosaurus à la face aplatie, ont dominé le Trias grâce à leur palais osseux séparant les cavités nasales et buccales, ainsi qu’une puissante cage thoracique soutenue par un diaphragme musculeux, permettant une ventilation accrue et efficace, séparée de la mastication. Leur métabolisme élevé combiné à une homéothermie (température interne constante) a pu limiter leurs pertes d’eau lors de ventilation rapide à la limite de la suffocation. Les autres survivants dont les archosaures, ont bénéficié de ventilation facilitée par des sacs aériens. Leurs descendants devinrent les dinosaures, les oiseaux et les crocodiles.

Il est peu probable que ces systèmes respiratoires soient apparus en réponse aux conditions d’asphyxie du Permien. En fait, les animaux déjà adaptés à des milieux hostiles, habitués à s’enfouir dans le sol, à fouiller les rivages boueux des eaux stagnantes ou possédant l’atout de sacs aériens ont pu résister à une généralisation de leur habitat.

Prenez une inspiration profonde et remplissez vos poumons de gaz toxiques dans une vaine recherche d’un peu d’oxygène. Peu de chance de ne pas mourir... pourtant, vos ancêtres ont y survécu, repeuplé le monde pour en faire ce qu’il est aujourd’hui, c’est encore génétiquement inscrit dans votre physiologie !

L.G

Traduit de l’article de Nick Lane (auteur de « Power, sex, suicide : mitochondria and the meaning of life ») dans Nature - vol 448- 12 Juillet 2007.