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Sciences de la vie et de la Terre

Zoom sur...Développer sa pensée créatrice, ses compétences émotionnelles par le témoignage

01 / 05 / 2020 | Laurent REYNAUD

La pensée créatrice mobilise des compétences émotionnelles qui, loin d’être marginales, peuvent être utiles, voire nécessaires, aux apprentissages scolaires.

Le témoignage des élèves peut être une voie d’entrée motivante pour travailler cette compétence psycho-sociale avec les élèves et se déployer comme évaluation diagnostique dans le champs didactique.

Constat

L’école apparaît souvent comme un sanctuaire qui extrait partiellement le jeune de son contexte familial et socio-économique, par ses interactions sociales par le cadre de la classe et par l’occupation au travail. Il est bien évidemment faux de penser que le vécu de l’élève s’arrête au seuil de la classe mais il convient de reconnaître et de favoriser le statut de sanctuaire (relatif) que peut revêtir l’établissement scolaire.

Au printemps 2020, confinement oblige, le cadre de la classe a volé en éclats et a brisé cette transition matérielle. Quasi simultanément, le travail scolaire a fait effraction dans le quotidien familial des élèves sans trop diminuer en intensité, et ce parfois dans un contexte perçu comme anxiogène par les élèves.

Un questionnement est alors apparu : comment imposer des heures de connexion, des quantités et des modalités de travail exigeantes sans tenir compte des conditions matérielles, humaines et psychologiques des élèves qui sont dans un domicile et dans des conditions inconnus des enseignants (disponibilité de l’ordinateur familial, s’il y en a un, tâches du domicile, tensions familiales, mal-être personnel) ? Quelques indices révèlent ici ou là des difficultés pour poursuivre le travail scolaire : tel élève mentionne l’absence de connexion internet lorsqu’on l’appelle, tel autre explique que sa situation familiale ne lui permettre de rendre les travaux demandés qu’avec retard, etc. Mais ce sont souvent les élèves les plus sérieux qui nous font part de leurs difficultés, on ne fait que soupçonner les obstacles que rencontrent les élèves déjà moins investis en temps normal.

Comment, dans ces conditions, connaître un peu mieux le quotidien, les conditions de travail et de vie des élèves et leur perception du confinement ?
Une fois les témoignages récupérés comment les utiliser et avec quels objectifs ? Il ne s’agit pas là d’y voir une possibilité intrusive dans le quotidien des élèves mais peut être une occasion de travailler la pensée créatrice sur les formes de témoignages et les compétences émotionnelles sur le ressenti de ces partages.

De ce questionnement contextuel émerge une problématique qui pourrait être généralisée à nos pratiques quotidiennes :
comment mieux appréhender le réel, vécu ou perçu, des élèves pour le prendre en compte et en faire le terreau de certaines activités scolaires pour motiver davantage et travailler la pensée créatrice et les compétences émotionnelles associées ?

Cet article propose la description d’une activité invitant les élèves à témoigner sur leur expérience de vie confinée pendant le confinement du printemps 2020, un bilan de cette activité et une piste de transposition en classe et en SVT.

Objectifs

L’activité proposée vise des objectifs précis :

... pour les élèves

  • Valoriser la pensée créatrice
  • Avoir conscience de soi
  • Motiver les élèves à s’investir dans une activité en partant de leurs problématiques personnelles et locales
  • Accueillir des émotions et y associer des mots

… pour les enseignants

  • Connaître le vécu des élèves
  • Développer l’empathie

Références

  • Ce travail s’ancre dans le travail des Compétences Psycho-Sociales par les élèves : développer une "pensée créatrice" mobilisant ou interrogeant les compétences émotionnelles et "avoir confiance en soi" [1]

Descriptif de l’activité proposée aux élèves

La première semaine du confinement, une activité facultative est proposée aux élèves des classes coopératives du lycée Jacques Feyder [2] : “ Mon confinement ”.

La consigne est la suivante :

« Le confinement est une expérience de vie. Racontez votre propre expérience du confinement. La forme de production est libre (nouvelle, vidéo, poème, podcast, dessin, reportage photo, bd, etc) mais elle doit être personnelle et mettre en avant la façon dont vous vivez cette période de confinement.
Pour vous aider, vous pouvez vous poser les questions suivantes : qu’est-ce que je fais chaque jour ? Quelles sont mes émotions et mes sentiments pendant cette période ? Est-ce difficile, agréable, ennuyeux d’être enfermé ? Comment vont mes proches ? Est-ce que le confinement créé des tensions ? Est-ce que cette expérience va un peu changer ma vie ou est-ce que tout reprendra ensuite comme avant ?
Si vous coopérez pour le travail, dites-le et expliquez de quelle manière vous procédez.”

Il est à noter que le témoignage demandé ne repose pas uniquement sur un aspect descriptif et factuel mais recouvre aussi une demande d’analyse et de réflexion de l’élève (grâce aux pistes évoquées dans la consigne).

La production est ensuite récupérée par mail.

L’ensemble des productions est alors centralisé sur un moyen de diffusion type genially [3] pour permettre une exposition virtuelle pour valoriser les travaux d’élèves.

La diffusion de cette exposition peut être définie en fonction des autorisations aux images et du type de productions.

Productions

L’exposition virtuelle des production d’élèves est disponible ici :
https://feydercoop.wordpress.com/2020/04/01/ouvrir-la-porte-enfin/

Extraits :

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Contrairement à ce qui avait été évoqué dans la consigne, nous avons décidé de récompenser la participation de tous (cf point “Bilan et perspective”).
Tous les élèves ayant participé ont donc reçu des graines et du chocolat par voie postale (confinement oblige.

Rétroactions

Retours d’enseignants

Les témoignages des élèves m’ont surpris par la variété des formes et, pour certains, par le fond. La plupart montraient de façon un peu monotone la répétition des mêmes activités chaque jour, mais j’ai été très touché par ceux qui s’éloignaient du constat de l’ennui pour développer des idées plus originales, et notamment cette élève qui tisse le lien avec le chômage et qui mentionne son désir de s’investir davantage au lycée à son retour pour éviter de connaître encore cette situation d’inactivité. J’aurais aimé pouvoir tirer parti de cela pour favoriser chez elle une meilleure implication dans le travail scolaire, et je tenterai de le faire s’il y a un retour en classe. J’ai décidé de participer en me souvenant d’un collègue qui disait qu’il fallait désirer ce qu’on enseignait pour en donner le désir aux élèves ; je me suis dit que les élèves auraient envie de participer à la production s’ils voyaient que leurs enseignants y prenaient plaisir. Et puis j’avais envie de réciprocité dans l’échange avec eux, car ils me manquent.
Raphaël Delarge, professeur d’histoire-géographie

Retours d’élèves

"J’ai bien aimé faire ce travail car ça m’a permis de décrire mes conditions de confinement et de les transmettre aux autres. Les questions pour réfléchir au confinement étaient un peu compliquées. J’aime bien la poésie alors j’ai choisi cette forme pour rendre mon témoignage, j’ai passé du temps à trouver les rimes avec le confinement"

"C’est une activité intéressante car ça change par rapport aux autres activités de cours et ça parle de nous. J’ai hésité à le faire au début car je n’avais pas trop d’idées de forme et puis j’ai choisi de faire une animation vidéo. Quand j’ai vu les témoignages des autres, je me suis dit qu’en fait on avait à peu près le même quotidien en ce moment."

Bilan et perspectives

Le libre choix de la forme de production permet de satisfaire deux objectifs :
De rendre possible la participation de tous en levant l’obstacle de la technicité de réalisation.
D’ouvrir le champ créatif des élèves sur le choix de la forme de production en plus du fond demandé par la consigne.

Suite à ce travail, il apparaît que le caractère facultatif, qui a paru essentiel pour ce type d’activité, a conduit à une faible participation : 15 élèves sur les 80 à qui était proposée l’activité ont participé. (6/24 dans une réitération de cette activité dans un autre établissement)
Il convient peut-être de rendre obligatoire cette activité tout en assurant des retours positifs et valorisants aux élèves, ainsi cela pourra sans doute permettre une première confrontation à la valorisation qui peut motiver l’implication par la suite. Dans ce cas, un avis doit être demandé aux élèves avant diffusion des productions.

Nous avons lancé cette activité sous le statut de concours, pensant ainsi catalyser la motivation des élèves. Nous avons compris que c’était une erreur lorsque nous avons reçu les productions. En en prenant connaissance, nous avons constaté qu’il nous était très difficile de les classer sans critères, et que cela serait revenu à évaluer ce que nous n’enseignons pas. Nous avons donc changé d’appellation en cours de route et « concours » a été remplacé par « partage d’expérience ». Force est de constater que présenter une activité facultative comme un concours ou un défi rassure souvent l’enseignant qui pense ainsi susciter la participation et la motivation des élèves dans l’activité proposée. Cela signifie que cette dernière ne se suffit pas à elle-même. Expérimenter l’absence de récompense et de contrainte nous confronte alors à la nécessité de proposer une activité qui soit attrayante et stimulante en soi, et permet également de savoir que les élèves qui jouent le jeu le font par désir réel.

Dans le cas présent, trois enseignants ont choisi de participer aussi, ce qui montre que l’activité était attirante, et ce qui a permis un échange plus horizontal entre enseignants et élèves : certains élèves ont ainsi fait des retours sur les productions des enseignants, ce qui induit un renversement de la situation habituelle.

Ce qui n’était pas anticipé avant l’activité c’est le retour qu’elle aurait sur les enseignants qui l’ont lancé. En effet, les productions ont permis de révéler un potentiel créatif chez les élèves insoupçonné par les enseignants, et ce pour des élèves parfois très réservés en classe. Elles ont aussi mis en lumière des compétences maîtrisées par certains élèves parfois peu évaluées en classe : dessin, montage vidéo, animation vidéo, poésie, ..

Pistes de transposition possible en classe

Il semble tout à fait envisageable de transposer cette activité en classe lors d’un temps hors disciplinaire (AP, reprise lors du déconfinement, …) ou lors d’un temps didactique, auquel cas il faudra veiller à ce que la cible du témoignage soit reliée au programme traité.

Cette transposition en classe doit pouvoir retirer un avantage du collectif classe. En effet, travailler le témoignage des élèves sur un point défini dans un contexte collectif peut permettre de recueillir les émotions des pairs et de travailler sur ces retours.

Si ce travail place la focale sur le témoignage personnel, il convient de ne pas solliciter les pairs pour évoquer leur avis ou leur jugement sur le travail de l’élève.

En revanche, la sollicitation des pairs peut être pertinente pour évoquer les émotions ressentis lors de la consultation de la production de l’élève. Ainsi, ce dernier se rend compte que son travail génère des émotions chez les autres ce qui pourrait permettre une valorisation de son travail décentrée de l’unique valorisation enseignante.

Par ailleurs, cette collecte des émotions sur le témoignage des élèves pourrait faire l’objet d’une catégorisation : émotions agréables et désagréables pour mener ensuite un travail sur l’importance à donner aux émotions positives.

Cette réflexion sur la place du témoignage dans l’enseignement et son réinvestissement en classe peut permettre de renforcer les activités partant du réel des élèves et qui abordent parfois plusieurs champs disciplinaires, ouvrant ainsi la porte à l’interdiciplinarité (exemple d’une activité partant du réel vécu par les élèves et sollicitant l’interdiciplinarité : https://feydercoop.wordpress.com/2019/05/22/des-pucerons-au-potager-du-terrain-au-labo-un-article-cooperatif/).

Un exemple de transposition possible en SVT

Par exemple, en SVT dans le cadre du programme de seconde/ thème 1/ “Biodiversité : résultat et étape de l’évolution” ou thème 2 / “Vers une gestion durable des agrosystèmes”, il peut être envisagé un travail sur le témoignage et une reprise collective sur les émotions en évaluation diagnostique sur la partie à traiter.

Ces deux parties du programme ont pour point commun le fait d’aborder une notion commune relative au fait que l’activité humaine entraîne des modifications sur la biodiversité ou sur la gestion des agrosystèmes. Or précisément, ces activités humaines peuvent être, en partie, reliées à la perception que peut avoir l’Homme de la nature.

la transposition SVT a me semble-t-il encore des implicites. On pourrait juste indiquer que l’on peut témoigner de la même façon sur son lien à la nature et sur l’observation de la biodiversité et que ces témoignages seraient le point de départ d’une réflexion sur la gestion de l’environnement

Un travail pourrait donc être envisagé en demandant aux élèves de témoigner sur leurs liens à la nature et sur l’observation de la biodiversité (rencontre avec un insecte, expérience de jardinage, …)
Si ces témoignages permettent de faire une évaluation diagnostique sur cette notion, ils constituent aussi un point de départ motivant pour amorcer une réflexion sur la gestion de l’environnement.

La reprise de ces témoignages par le collectif classe pourrait consister à demander aux élèves quelles émotions ils ressentent à la vue de chaque production. Une roue des émotions (6) peut être un support accompagnant ce travail pour lever l’obstacle de vocabulaire.

Point de vigilance : cette reprise collective ne peut être fait que dans un cadre bienveillant pour ne pas tomber dans le jugement des productions. Ce cadre n’est bien entendu pas simple à construire. Voici quelques piste pour encadrer cette reprise par la classe :

  • Consigne claire qui se focalise sur l’émotion ressentie par la production et non sur la forme de cette dernière
  • Anonymat des productions
  • Retour émotionnels à l’écrit et non anonymisé
  • Si possible, changer les productions d’une classe à l’autre
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Par la suite, la catégorisation de ces émotions en deux champs : “agréables et désagréables” permettrait de valoriser, ou en tout cas mettre en évidence, la présence d’émotions agréables relatives au lien avec la nature et de justifier, en partie, l’étude des activités humaines sur celles-ci.

Un exemple de transposition possible en géographie

La carte mentale est un outil souvent utilisé en géographie : il s’agit de faire dessiner à un non géographe son environnement sous forme d’une carte, afin de percevoir ses représentations spatiales. Cela permet d’appréhender les lieux importants à ses yeux, les distances perçues, les déplacements favoris, etc.
Cette transposition se fait sous forme cartographique, mais on peut l’imaginer sous forme libre. En seconde, par exemple, une partie du programme de géographie porte sur les relations entre les populations et leur environnement.
Dans ce cadre, proposer aux élèves de représenter leur environnement sous la forme de leur choix peut permettre d’introduire le thème en se fondant sur les représentations des élèves.
Ainsi il est possible de travailler la pensée créatrice à partir d’un témoignage des élèves sur sa perception de la géographie locale de son quotidien.

Conclusion

Nous avions mentionné en introduction la dimension de sanctuaire que revêt parfois l’établissement scolaire. Cette rupture entre ce qui se passe dedans et ce qui se passe dehors est parfois essentielle à l’apprentissage et au bien-être des élèves, lorsqu’elle leur permet de mettre à distance un vécu difficile pour se concentrer sur leur scolarité. Parfois, au contraire, cette discontinuité pose problème : lorsqu’elle conduit à ne pas prendre en compte des difficultés vécues par les élèves et dont ils n’osent pas faire part, lorsqu’elle relègue les parents hors de l’institution scolaire, lorsque les règles scolaires sont trop différentes de celles qui règnent à l’extérieur et ne peuvent donc contribuer à influencer la société et lorsque, surtout, les enseignements restent cantonnés à l’intérieur de l’enceinte scolaire et sont peu réappropriées à l’extérieur.

Le confinement contraint à un enseignement hors les murs pendant plusieurs mois. Nous avons dû essayer de mieux appréhender le quotidien des élèves pour savoir comment enseigner à distance. En se fondant sur l’expérience des témoignages en confinement, nous avons ainsi pu expérimenter une nouvelle façon d’interagir avec les élèves.

Finalement, on peut distinguer deux formes de productions libres répondant à des objectifs bien distincts.

La première forme est facultative, non évaluée, et porte sur le quotidien des élèves hors du lycée. Elle vise à favoriser la créativité chez les élèves et, chez l’enseignant, une meilleure connaissance des élèves qui lui permet de prendre en compte, dans son enseignement et sa relation avec eux, leur sensibilité créative et ce qu’ils ont pu exprimer de leur vécu. Cette forme permet la réciprocité grâce à la participation des enseignants.

La deuxième forme n’est pas forcément facultative et s’appuie sur les programmes. Elle vise aussi à favoriser la créativité des élèves, mais aussi à faire le lien entre les contenus enseignés et le vécu des élèves. Cela permet d’éviter la rupture entre les enseignements et la vie des élèves, car si l’établissement scolaire doit rester un sanctuaire dans le sens où les perturbations ne doivent pas y entrer, ce qu’on y apprend a vocation à en sortir. On retrouve ici les réflexions de Célestin Freinet, pour qui « notre enseignement devrait normalement prendre ses racines dans le milieu où nous vivons, par le travail effectif répondant à nos besoins fonctionnels [...] avant de s’attaquer savamment aux sciences abstraites de nos livres, il nous faut expérimenter à même les possibilités et les exigences de notre milieu [...] ».
Le témoignage peut alors être envisagé comme un outil d’étude permettant de partir du réel vécu des élèves pour les motiver en donnant du sens à leur travail mais aussi pour développer la pensée créatrice et leurs compétences émotionnelles.

Il ne s’agissait pas là de faire une analyse poussée des conséquences concrètes de ce type de travail pédagogique car il n’a fait l’objet que d’une approche expérimentale hors champ didactique et dans le contexte du confinement.

Néanmoins, ce partage de pratique et de réflexion sur la place de la pensée créatrice et les compétences émotionnelles, à partir des témoignages, dans l’enseignement et son réinvestissement en classe peut ouvrir des possibles sur des activités dont la mutualisation pourrait enrichir nos pratiques.

A suivre donc …

« Notre enseignement devrait normalement prendre ses racines dans le milieu où nous vivons, par le travail effectif répondant à nos besoins fonctionnels [...] avant de s’attaquer savamment aux sciences abstraites de nos livres, il nous faut expérimenter à même les possibilités et les exigences de notre milieu [...] ». Célestin Freinet

REYNAUD Laurent et DELARGE Raphaël pour les équipes des classes coopératives du lycée Jacques Feyder


L’imaginaire : un autre support pour travailler la pensée créatrice et les compétences émotionnelles l’article

[1Synthèse réalisée à partir de la définition de Mangrulkar, Whitnam et Posner ; et de la définition de l’OMS et l’Unesco

[2les classes coopératives sont des classes à projets spécifiques dont le détail est présenté ici :https://feydercoop.wordpress.com/2020/02/12/2426/

 

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