Ancêtres en décomposition !
Tout comme les cadavres humains deviennent de plus en plus difficiles à identifier au cours de leur décomposition, les fossiles de nos ancêtres marins, en particulier ceux qui remontent au Cambrien, sont complexes à reconstituer.
Par exemple, une collection remarquable de formes molles, ressemblant à de petits poissons et datant d’environ 525 millions d’années, a été décrite à partir de fossiles de Chengjiang, en Chine. Des doutes sur la nature de ces créatures, cependant, ont été émis et ont alimenté la controverse quant à leur place dans l’évolution précoce des Chordés, c’est-à-dire les groupes qui incluent les vertébrés et des groupes proches comme les céphalocordés, tuniciers et myxines.
R.Sansom et son équipe de l’université de Leicester (Royaume-Uni) ont décrit leur observation en laboratoire de la dégradation de deux formes actuelles similaires à ces fossiles, l’Amphioxus (Branchiostoma), sorte de petit « poisson » avec un squelette rigide nommé notochorde, et la larve de lamproie. Ils ont découvert que la décomposition de ces créatures suit toujours la même séquence. Les éléments de la tête par exemple, ont tendance à disparaître avant ceux du tronc, y-compris la notochorde et les chevrons musculaires. Plus étonnant, l’apparence du cadavre se modifie au cours de la dégradation jusqu’à acquérir une morphologie simplifiée, proche de celle attribuée à l’un des ancêtres théoriques des chordés. Les attributs tendent à disparaître dans le sens inverse de leur acquisition au cours de l’Evolution jusqu’à ce que seuls les caractères les plus anciens persistent. Résultat, le fossile ressemblant à ce stade se retrouve placé plus bas qu’il ne devrait dans l’arbre phylogénétique ! Ce processus de « dérapage ancestral » compromet très clairement l’utilité de tels fossiles dans la compréhension des étapes précoces du développement d’un groupe comme les Chordés.
Les enregistrements fossiles des plus anciens chordés posent un sérieux défi aux paléontologistes parce qu’ils n’ont pas encore acquis de squelette, donc ont un corps mou, qui ne se conserve que dans des circonstances exceptionnelles. Les premiers ont été découverts dans des schistes de Burgess (Colombie Britannique) ou, mieux conservés, dans le plus célèbre site du Cambrien de Chengjiang (Chine). De tels fossiles ont été aplatis à la surface de la roche et sont par conséquent difficile à interpréter. Ils ont probablement aussi subi un certain degré de décomposition, ce qui suppose leurs restes dans un état différent de leur état initial.
Ironiquement, la dégradation microbienne est aussi impliquée dans le processus de préservation, en particulier lors de la minéralisation rapide. Les détails morphologiques des spécimens de Chengjiang, par exemple, sont souvent conservés dans une fine couche de pyrite qui se forme après l’activité de bactéries réductrices. Les informations utilisables dépendent d’une course entre la fossilisation et la décomposition. C’est ce qui pourrait expliquer la place controversée attribuée à certains chordés fossiles du gisement, comme les curieux Yunnanozoaires, qui ont été successivement classés parmi les premiers deuthéostomiens, hémichordés, chordés, céphalochordés et vertébrés.
La décomposition est la norme dont les chercheurs doivent tenir compte lorsqu’ils interprètent les fossiles à corps mou, même lorsque la morphologie originale est inconnue. Il y a de nombreux paléontologistes qui ont fait des observations de décomposition d’organismes actuels en laboratoire ou sur le terrain, afin de mieux comprendre ce qui peut être préservé chez des fossiles similaires. Connaître la vitesse de dégradation des différents tissus peut servir à distinguer les éléments perdus par les fossiles de ceux qui n’ont jamais été présents. Une différence cruciale si l’on veut lui attribuer une place dans un arbre phylogénétique.
L’apparence peu ordinaire des créatures du Cambrien peut aussi susciter des incertitudes : quel est l’organisme actuel le plus approprié pour effectuer une comparaison et de quels caractères, certains étant très différents les uns des autres ? Ce qui peut aboutir à une question aussi fondamentale que « cette structure linéaire est-elle l’intestin ou la notochorde ? ». Cela nécessite de laisser de côté toute idée préconçue sur l’anatomie d’un fossile lors de son analyse et de sélectionner les fossiles les mieux préservés.
Ce « glissement ancestral » dans la phylogénie est-il une illustration paléontologique de la loi de Murphy -dans le cas présent, le fait que les preuves les plus utiles sont les moins susceptibles d’être conservées- et ne s’applique qu’aux premiers vertébrés, ou bien est-ce un phénomène plus général ? Il semblerait en effet que le cas soit fréquent. Tous les animaux fossiles avec beaucoup d’informations manquantes ont tendance à remonter loin dans l’arbre évolutif en « affichant » en fait des parties absentes considérées comme « non encore acquises », comme des éléments de la tête dans le cas des chordés.
Ces nouvelles études prenant en compte l’ordre de décomposition des différents éléments pourraient bien bouleverser notre vision de l’arbre évolutif des chordés donc...nos origines !
L.G. d’après Nature - vol. 463 - 11 Février 2010.